L’exégèse musulmane dans l’œuvre de Du Ryer

Mouhamadoul Khaly Wélé

La première étude sur l’œuvre de Du Ryer, publiée en 2004, met en exergue son usage du tafsīr. Alistair Hamilton et Francis Richard, qui en sont les auteurs, considèrent Du Ryer comme l'un des premiers Européens à avoir vulgarisé cet outil : Du Ryer a […] fait quelque chose qui semble en contradiction flagrante avec son apparente ignorance de l’islam : dans son édition du Coran, il a utilisé des sources strictement musulmanes pour élucider des points obscurs. Il pourrait ainsi se targuer d’être parmi les premiers occidentaux à vulgariser les commentaires coraniques traditionnels, le tafsīr 1. Le recours au tafsīr pour traduire le Coran n’était cependant pas une première dans l’Europe chrétienne. En effet, les prédécesseurs latins de Du Ryer avaient également accès à l’exégèse musulmane, directement ou indirectement2. Ce qui les distingue du Français, c’est qu’ils ne mentionnaient guère les titres des ouvrages consultés ni les commentateurs auxquels ils se référaient ; on ne peut dire facilement si leur accès au tafsīr se fait par les livres ou par l'intermédiaire d'érudits musulmans. Nous allons aborder dans ce qui suit l’une des principales originalités de Du Ryer, à savoir son rapport explicite et affiché avec les outils d’interprétation du texte sacré des musulmans.

Du Ryer innove dans son ouvrage en présentant au lecteur européen des commentaires coraniques dans les gloses, et quelquefois dans les liminaires. Pour ce faire, il prend soin de convoquer les auteurs qui font autorité chez les musulmans : ses cinq années d’étude en Egypte et son parcours de diplomate lui ont en effet permis de collectionner ces textes. Ainsi, il cite le Tafsīr al-Ǧalālayn co-écrit par les savants égyptiens al-Maḥallī et al-Suyūṭī au XVe siècle, et le Anwār al-tanzīl wa asrār al-taʾwīl du Persan al-Bayḍāwī : deux commentaires parmi les plus lus dans l’empire ottoman 3. Du Ryer indique également se référer au travail d’un auteur moins connu : un érudit tunisien du XIVe siècle appelé Ibn Ǧamīl al-Rabaʿī al-Tūnisī. Le texte dudit auteur s’intitule al-Tanwīr fī-l-tafsīr : un abrégé du grand commentaire du XIIIe siècle, le Mafātiḥ al-ġayb du Persan Faḫr al-Dīn al-Rāzī. Ce dernier est d’ailleurs cité une fois par Du Ryer sous le nom « Falkredin », dans sa note sur le titre de la sourate li. Enfin, Du Ryer évoque dans le liminaire de la sourate xvii un commentaire turc qu’il intitule Tesfür anf Giavhoir : il s’agit du Tafsīr Enfes-ül cevahir, ouvrage qui s’inspire de commentaires arabes antérieurs, notamment du Libāb al-taʾwīl fī maʿānī al-tanzīl de l’exégète et jurisconsulte chafiite4 ʿAlāʾ al-Dīn ʿAlī b. Muḥammad al-Šīḥī, plus connu sous le nom d’al-Ḫāzin (1280-1341).

D’autres auteurs sont également cités par Du Ryer, tel un certain Chafai en ii, 196. Hamilton et Richard se sont demandé s’il s’agissait de l’imam al-Šāfiʿī, fondateur de l’école éponyme, ou de l’exégète al-Bayḍāwī, qui était de rite chafiite5. A la lecture des tafsīr-s consultés par Du Ryer, notamment le Tafsīr al-Ǧalālayn, on s’aperçoit que le commentateur fait appel à l’imam al-Šāfiʿī pour expliquer le verset 196 de la sourate ii, relatif au pèlerinage. De plus, Du Ryer glose de la façon suivante : « voy l’explication de Chafai », ce qui suggère qu’il renvoie à la citation de ce dernier contenue dans al-Ǧalālayn. Outre Chafai, Hamilton et Richard s’interrogent également sur l’identité d’un certain « Abdelbaki » 6 que Du Ryer mentionne en xxi, 85. Notre hypothèse est qu’il pourrait s’agir du célèbre poète et cadi turc du XVIe siècle, Maḥmūd ʿAbd al-Bāqī (1525-1600), plus connu sous son nom de plume Bāqī ou Bāḳī, également surnommé sulṭān al-šuʿarāʾ (سلطان الشعراء, « le sultan des poètes ») 7.

L’identité du « Mokari » que notre traducteur cite dans le liminaire de la sourate vii est moins évidente : Lecteur, Mahomet a intitulé ce Chapitre, le Chapitre de l’Aaraf, qui est un lieu entre le Paradis & l’Enfer, où les hommes ne souffrent point de douleur. Voy le Mokari, le Bedaoi, & Kitab el tenoir. Ce nom suscite encore des interrogations chez les lecteurs de l’Alcoran de Mahomet. Hamilton et Richard se demandent d’ailleurs s’il ne s’agirait pas de l’historien algérien et contemporain de Du Ryer, Aḥmad al-Maqqarī al-Tilimisānī 8 (1578-1631). Mais l’œuvre de ce dernier ne relevant pas du domaine du tafsīr 9, nous formulons une autre hypothèse : le « Mokari » de Du Ryer pourrait être un autre al-Maqqarī, à savoir Abū ʿAbd Allāh Muḥammad b. Muḥammad al-Qurašī al-Maqqarī al-Tilimsānī (m. vers 1357). Jurisconsulte de rite malikite 10, al-Maqqarī est connu pour avoir été le maître de célèbres historiens et jurisconsultes du XIVe siècle, tels le Tunisien de naissance Ibn Khaldoun (1332-1406) et les Andalous Ibn al-Ḫatīb (1313-1374) et al-Šāṭibī (1388). Al-Maqqarī compte par ailleurs à son actif plusieurs ouvrages dont un tafsīr intitulé al-Ǧāmiʿ li ’aḥkām al-qurʾān wal mubayyin limā taḍammanahū min maʿānī al-sunna wa āyī al-qurʾān 11. Ce titre est cependant quasi-identique12 à celui d’un autre commentaire composé un siècle plus tôt par l’exégète andalou al-Qurṭubī (1214-1273). Le tafsīr attribué à al-Maqqarī est-il par conséquent un abrégé du texte d’al-Qurṭubī, comme c’est le cas de l’ouvrage d’al-Rabaʿī par rapport au commentaire d’al-Rāzī ? Nos recherches ne nous ont pas encore permis de trouver des traces de cet écrit. Du Ryer dans sa quête de concision essaie-t-il de ne collectionner que les résumés de grands commentaires musulmans ? En tout cas, tous les ouvrages qu’il cite dans ses gloses partagent cette caractéristique : ils sont tous des abrégés de commentaires antérieurs, à l’exception notable d’al-Ǧalālayn. Toutefois ledit texte est de loin le plus court et concis de tous les tafsīr-s mentionnés par Du Ryer. Enfin, une autre caractéristique commune aux tafsīr-s cités par Du Ryer est qu’à l’exception d’al-Ǧalālayn (XVe siècle), ils ont tous été élaborés entre les XIIIe et XIVe siècles. 

Pour finir tout à fait, on notera que Du Ryer évoque six fois un certain « Ekteri » dans les sourates xxvi, xliii, xlix, lxvii, lxxvi et lxxxviii. Il s’agit probablement du dictionnaire arabe-turc du linguiste de rite hanafite13 Muṣliḥ al-Dīn Muṣṭafā b. Šams al-Dīn al-Kara-Ḥissārī al-ʾAḫtarī (m. en 1560)14. Ce dictionnaire bilingue intitulé al-ʾaḫtarī al-kabīr est la passerelle linguistique de référence entre le turc et l’arabe aux XVIe et XVIIe siècles. Une édition en Europe occidentale de ce dictionnaire sera donnée en Allemagne au XVIIIe siècle 15. La Bibliothèque nationale de France en possède un exemplaire.

Anwār al-tanzīl wa asrār al-taʾwīl

Nous allons présenter dans ce qui suit le commentaire d’al-Bayḍāwī et ses principales caractéristiques ainsi que l’auteur dont il s’est inspiré, à savoir al-Zamaḫšarī.

  • Al- Bayḍāwī

Nāṣir al-Dīn ʿAbd Allāh b. ʿUmar b. Muḥammad b. ʿAlī al-Bayḍāwī est un exégète, linguiste, jurisconsulte chafiite persan. Originaire de la ville iranienne de Beyḍā ou Beyza, d’où son patronyme, il occupe le poste de cadi dans la ville de Chiraz, connue notamment pour avoir vu naître l’un des plus célèbres érudits chafiites, Abū Bakr al-Šīrāzī (1003-1084).

Al-Bayḍāwī compte à son actif plusieurs ouvrages dans différentes disciplines : ses travaux sur la jurisprudence, la grammaire et la théologie scolastique sont essentiellement fondés sur des écrits antérieurs qu’il résume et corrige selon le dogme acharite 16. Il lui arrive également d’intégrer dans ses abrégés des éléments issus de ses propres recherches. Ses écrits sont presque tous en arabe, à l’exception de son Niẓām al-tawārīḫ : traité sur l’histoire universelle en langue persane.

Al-Bayḍāwī meurt entre en 1286 et 1293 dans la ville persane de Tabriz, aujourd’hui capitale de l’Azerbaïdjan iranien. Son écrit le plus célèbre est sans doute un tafsīr intitulé Anwār al-Tanzīl wa asrār al-taʾwīl (أنوار التنزيل وأسرار التأويل), qui est en grande partie un abrégé d’un commentaire intitulé al-Kaššāf ʿan ḥaqāʾiq ġawāmiḍ al-tanzīl (الكشاف عن حقائق غوامض التنزيل), de l’exégète, grammairien et mutazilite persan al-Zamaḫšarī. L’appartenance de ce dernier au courant mutazilite17 mérite qu’on le présente davantage, afin de contextualiser l’œuvre que nous étudions.

  • Al-Zamaḫšarī

Abū al-Qāsīm Maḥmūd b. ʿAmr b. Aḥmad al-Zamaḫšarī est un éminent linguiste, grammairien, lexicographe et théologien persan. Comme l’indique son nom, al-Zamaḫšarī est né en 1075 à Zamaḫšar, dans le Khwarezm, région de l’actuel Ouzbékistan. Fervent défenseur de la langue arabe malgré son ascendance persane, al-Zamaḫšarī laisse à la postérité une œuvre qui s’articule principalement autour des sciences linguistiques et de la grammaire arabe. Il faut souligner en effet qu’il évolue dans un contexte où règne un climat anti-arabe sous l’impulsion de la Šuʿūbiyya : mouvement de résistance en Perse et en Andalousie contre la domination des Arabes pendant le califat abbasside. Il meurt en 1144 à Gorgan, au nord-est de l’actuel Iran.

L’ouvrage grammatical majeur d’al-Zamaḫšarī est le kitāb al-mufaṣṣal fī-l-naḥw, lequel sera édité en Europe au XIXe siècle. Toutefois, le livre qui le rend célèbre est son tafsīr intitulé al-Kaššāf ʿan ḥaqāʾiq ġawāmiḍ al-tanzīl, considéré par les commentateurs sunnites, quoique avec réticence, comme une des œuvres les plus importantes dans le domaine de l’exégèse18. En effet, l’ouvrage en question fascine les oulémas sunnites par ses qualités linguistiques, mais les révulse en même temps sur le plan dogmatique, car al-Zamaḫšarī y expose ses idées rationalistes et accorde peu d’importance aux ḥadīṯ-s exégétiques19. C’est d’ailleurs cette attitude ambivalente devant le texte d’al-Zamaḫšarī qui persuade quelques décennies plus tard le sunnite al-Bayḍāwī d’en composer un abrégé, dans lequel il supprime ce qu’il regarde comme des hérésies mutazilites. Mais al-Bayḍāwī ne mentionne nulle part qu’il résume l’œuvre d’al-Zamaḫšarī : attitude d’ailleurs assez fréquente dans l’orthodoxie sunnite à l’égard d’al-Zamaḫšarī, qui oscille entre « reconnaissance réticente de son génie, et encouragement prudent à étudier son œuvre, jusqu’au plagiat »20. D’ailleurs, al-Bayḍāwī se félicite de pouvoir réaliser, à travers ce tafsīr, un souhait qu’il a toujours nourri : J’ai toujours souhaité composer dans cet art [les sciences du tafsīr] un livre contenant ce que l’on m’a appris des plus nobles compagnons du Prophète et des érudits parmi leurs élèves ainsi que d’autres savants postérieurs (…). Cependant, mes limites dans ce domaine me décourageaient de m’y lancer et de me hisser à leur niveau, jusqu’à ce que je me sois résolu, après avoir consulté Dieu, à accomplir ce souhait, à savoir composer ce tafsīr que j’ai l’intention d’intituler Anwār al-Tanzīl wa asrār al-taʾwīl , « Les lumières du Coran et les secrets de son interprétation »21. Le style d’al-Bayḍāwī s’apparente pourtant à celui qu’adopteront plus tard al-Maḥallī et al-Suyūṭī : concision et simplicité. Enrichi par l’apport linguistique d’al-Zamaḫšarī, ce tafsīr en un seul volume très diffusé dans l’empire ottoman finit par séduire les orientalistes européens à partir du XVIIe siècle. Les traducteurs européens comme Du Ryer et Marracci le citent. Mais celui qui s’y réfère le plus souvent est probablement l’Anglais George Sale dans sa traduction du Coran parue en 1734. D’ailleurs les références à ce commentateur chez Sale sont tellement saisissantes que Voltaire, admirateur de Sale, ne craint pas de citer al-Bayḍāwī dans l’un de ses écrits : on consultera à ce sujet notre notice introductive sur la traduction anglaise de 1734.

La notoriété de ce tafsīr chez un non-spécialiste comme Voltaire signale un succès que les générations suivantes d’érudits européens viendront confirmer. D’ailleurs, c’est sans surprise que ce texte est le premier commentaire musulman à être édité par un Européen en 1846 et 1848 : ce travail est l’œuvre de l’arabisant allemand Heinrich Leberecht Fleischer (1801-1888) : 

Extrait de la sourate XXV dans l’édition du Tafsīr al-Bayḍāwī par Fleischer (al-Baiḍāwī, ʿAbd Allāh b. ʿUmar, Beidhawii Commentarius in Coranum, éd. Heinrich Leberecht Fleischer, Leipzig, Vogel, 1848).

Ce tafsīr est en revanche l’ouvrage le moins cité par André Du Ryer (seize fois) parmi les trois commentaires que l’on présente d’une manière détaillée dans cette étude : du reste, le texte d’al-Bayḍāwī ne se trouve pas dans sa collection de manuscrits, du moins telle que nous l’avons conservée22. Dans ce qui suit, nous nous référerons cependant à un exemplaire antérieur à la parution de l’Alcoran de Mahomet : nous nous reporterons pour ce faire à des manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France. Le premier est enregistré sous la cote ms. arabe 631, et comprend 413 feuillets de la sourate i à la sourate xviii ; le second manuscrit est le ms. arabe 634 et contient 88 feuillets, de la sourate xviii à la sourate xxvi. D’autres manuscrits d’al-Bayḍāwī se trouvent à la Bibliothèque nationale de France, mais ils sont postérieurs. Ceux que nous citons ont été copiés entre 1501 et 1600.  

Al-Tanwīr fī-l-tafsīr

Le Tanwīr est l’ouvrage que Du Ryer cite le plus après le Tafsīr al-Ğalālayn (quarante-six fois pour le premier contre quatre-vingt-sept pour le second). Nous allons dans ce qui suit présenter ce commentaire coranique et son importance dans l’Alcoran de Mahomet.


Muḥammad b. Abī al-Qāsim b. ʿAbd al-Salām b. Ǧamīl al-Rabaʿī al-Tūnisī est un érudit de rite malikite, exégète du Coran. Il naît en 1241 à Tunis, où il effectue une partie de ses études avant de partir s’installer dans l’Égypte des Mamelouks (1250-1517). Il est nommé cadi du quartier al- Ḥusayniyya au Caire, puis d’Alexandrie, avant d’être démis de ses fonctions vers 1309. Il retourne au Caire pour se consacrer à l’enseignement des sciences islamiques jusqu’à son décès en 131523. Il convient de souligner par ailleurs que les deux villes égyptiennes, Le Caire et Alexandrie, où al-Rabaʿī a vécu sont également celles où est passé Du Ryer, d’abord en tant qu’étudiant, puis en tant que consul : ce qui explique probablement le fait que l’orientaliste français ait possédé l’ouvrage d’al-Rabaʿī.

Al-Rabaʿī est connu pour avoir composé des abrégés sur les écrits de référence dans les domaines du fiqh et du tafsīr. Ainsi, il résume le Anwār al-burūq fī anwā’ al-furūq, livre sur la jurisprudence malikite de l’Égyptien Šihāb al-Dīn Aḥmad b. Idrīs al-Ṣinhāǧī al-Maṣrī (m. en 1285). Il fait de même pour un autre ouvrage sur le malikisme, intitulé al-Tafrīʿ fī fiqh al-imām Mālik ibn Anas, du savant irakien Abū al-Qāsim ʿUbayd-l-Allāh b. Ḥusayn al-Ǧallāb (m. en 988). Son abrégé le plus célèbre est sans doute celui qu’il opère sur le tafsīr du théologien persan Faḫr al-Dīn al-Rāzī (1149-1209), intitulé Mafātiḥ al-ġayb ou al-Tafsīr al-kabīr. Il donne à son travail le titre d’al-Tanwīr fī-l-tafsīr muḫtaṣar al-tafsīr al-kabīr li-Faḫr al-Dīn al-Rāzī, que l’on peut traduire littérairement par « L’édification sur le tafsīr, abrégé du Grand Commentaire de Faḫr al-Dīn al-Rāzī ». D’ailleurs, c’est à ce titre que Du Ryer fait allusion quand il glose « kitab el tanoir ».

Al-Rabaʿī accomplit l’éprouvante tâche de résumer un texte dont le caractère développé lui vaut l’appellation d’al-tafsīr al-kabīr, c’est-à-dire de « Grand commentaire ». Il explique d’ailleurs sa démarche dans la préface de son abrégé : J’ai en effet constaté que les copies [du tafsīr d’al-Rāzī] qui circulent sont de taille grande et contiennent beaucoup de fautes. Cela rend leur compréhension tellement compliquée qu’elle nécessite un long et fastidieux examen du contenu pour en saisir le sens, d’autant plus que ce tafsīr se distingue par ses illustrations denses et profuses. Dieu m’inspira de résumer le sens voulu par l’auteur dans la mesure de mon possible. Par ailleurs, effectuer ce travail procure des avantages, car cela donne l’occasion de corriger le texte et dispense d’un long examen du contenu à cause des fautes [insérées par les copistes]. Cela permet également une économie de temps dans la lecture, en même temps que cela facilite la réflexion sur le sens pour ensuite le reformuler en phrases simples. Je n’ai cependant supprimé de ce tafsīr que ce qui paraît incompréhensible ou ce qui a été largement développé [dans d’autres disciplines]. Ainsi, j’ai omis tout ce qui est relatif aux récits historiques, ou ce dont on n’a pas besoin comme la cosmologie ; je me suis astreins à donner les arguments suffisamment étayés par l’auteur et qui ont un rapport avec le tafsīr. J’ai réalisé ce travail pour ma propre personne, en souhaitant que le seul profit que j’en tire provienne de Dieu24. Force est de constater que le tafsīr d’al-Rāzī est l’un des commentaires musulmans les plus développés et documentés. En effet, al-Rāzī scinde souvent les versets en petits fragments de mots, qu’il accompagne d’une longue explication savante, dans laquelle il cite et discute tous les avis dont il a connaissance sur le sujet. L’édition moderne de ce tafsīr comprend d’ailleurs trente-deux volumes. C’est dire qu’André Du Ryer, en quête d’un ouvrage simple et concis, ne pouvait que recourir à un abrégé pour accéder à ce livre.

Les informations que nous avons pu recueillir sur le Tanwīr fī-l-tafsīr, resté à l’état manuscrit, nous indiquent qu’il est conservé dans les bibliothèques de cinq pays : la France, la Tunisie, la Turquie, l’Égypte et l’Arabie Saoudite. Nous avons pu consulter les exemplaires provenant des bibliothèques nationales des trois premiers pays : la Turquie, la Tunisie et la France.

Le manuscrit turc provient de la Bibliothèque Nuruosmaniye d’Istanbul, et est conservé sous la cote 449/597. Il y est mentionné qu’il s’agit d’un don provenant d’un sultan nommé al-Saʿd al-Aʿẓam. Le copiste, dont le nom n’est pas mentionné, affirme avoir achevé le premier volume en avril 1340, soit environ trente ans après la mort de l’auteur. Le manuscrit comprend 214 feuillets de la sourate i au verset 105 de la sourate ii. On observe quelques inscriptions très difficiles à lire sur le haut des feuillets 1 et 2.

Préface d’al-Rabaʿī et début du commentaire de la sourate I, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr conservé à la Bibliothèque Nuruosmaniye d’Istanbul sous la cote ms. 449/597.

En ce qui concerne la version tunisienne, la Bibliothèque nationale de Tunisie a accepté de nous en donner une copie sur cédérom. Le manuscrit n’est pas daté, et est composé de 253 feuillets. Il est conservé sous la cote mss. 213. Il s’agit du volume VI, et il va du verset 38 de la sourate xxiv au verset 7 de la sourate xlix. Il y est spécifié que le volume est incomplet.

Extrait de la fin de la sourate XLVII et du début de la sourate XLVIII, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr conservé à la Bibliothèque nationale de Tunisie sous la cote mss. 213.

La BnF conserve également cinq volumes sur huit de ce manuscrit. Ils proviennent tous de la bibliothèque du chancelier Pierre Séguier, ami et protecteur de Du Ryer. Ces cinq volumes se déclinent comme suit. Le quatrième volume est conservé sous la cote ms. arabe 614 : il comprend 133 feuillets et va du premier verset de la sourate v au verset 94 de la sourate vi ; un seul copiste a réalisé ce travail, mais il ne mentionne ni son nom ni la date d’achèvement de la copie. Le cinquième volume, ms. arabe 615, est constitué de 224 feuillets et va du verset 95 de la sourate vi jusqu’à la fin de la sourate xviii. Ce manuscrit semble avoir été composé avec le concours de trois copistes : les feuillets 1 à 38, 39 à 138 et 139 à 224 sont en effet de mains différentes. Le dernier copiste marque le mois de mai 1314 comme date d’achèvement de son travail, soit à peu près deux ans après la mort de l’auteur. Il prend en outre soin de prier pour le défunt auteur et ses parents, ce qui suggère que ce manuscrit n’a pas été copié du vivant d’al-Rabaʿī. Le sixième volume : ms. arabe 616, va de la sourate xix au verset 45 de la sourate xxix. Il contient 181 feuillets et est passé entre les mains de deux personnes avant d’entrer dans la Bibliothèque Séguier : ʿAbd al-Ḫāliq b. ʿAlī et Muḥammad b. Muḥammad al-Qūṣūnī ; ce dernier l’aurait détenu en 1561-1562. Quant au septième volume : ms. arabe 617, il débute à partir du verset 46 de la sourate xxix et va jusqu’à la fin de la sourate l. Il est constitué de 197 feuillets et aurait été possédé par Muḥammad al-Qūṣūnī, mais sans aucune mention de date. Le huitième et dernier volume, ms. arabe 618, comporte 189 feuillets et part du premier verset de la sourate li et va jusqu’au début le de la sourate cix : ce volume se divisant en deux cahiers, le second cahier a été rélié à part par erreur, et forme donc le ms. arabe 619, lequel est composé de 15 feuillets. On trouve dans ce dernier la suite de la sourate cix ainsi que les dernières sourates du texte coranique : de cx à cxiv. Le nom Muḥammad al-Qūṣūnī est une fois de plus signalé comme ancien possesseur de ce manuscrit. Un certain Aḥmad b. al-Ḥusayn al-Bayhaqī est également présenté comme auteur.

Extrait du début de la sourate V, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer et conservé à la la Bibliothèque nationale de France sous la cote ms. arabe 614.

Pour l’Arabie Saoudite, le manuscrit porte le numéro de série 19864, et est localisé à la bibliothèque du Centre du roi Fahd pour la Recherche et les Etudes Islamiques de Riyad. Les informations dont nous disposons cependant pour le moment sur le manuscrit, son contenu, le nombre de ses feuillets et les numéros de conservation correspondent exactement aux volumes de la Bibliothèque nationale de France : nous formulons donc l’hypothèse d’une reproduction de l’exemplaire de la Bibliothèque Séguier. Enfin, pour l’Égypte, les données dont nous avons connaissance nous indiquent qu’il s’agit d’un seul volume de 361 feuillets, conservé à la Bibliothèque al-Azhariyya sous la cote 89336/3196.

Dans les manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, le nom de l’auteur est transcrit de la façon suivante : al-Rīġī (al-Rīghī) al-Tūnisī. Aussi toutes les études sur l’œuvre de Du Ryer que nous avons pu consulter reprennent-elles cette transcription. Or, dans les ouvrages arabes anciens et modernes, le nom de famille mentionné est al-Rabaʿī plutôt qu’al-Rīġī (Righī). Cette divergence pourrait résulter du fait que les différents copistes du manuscrit omettent souvent les signes diacritiques : une pratique courante à l’époque médiévale. Ainsi, dans les manuscrits du Tanwīr présents à la Bibliothèque nationale de France ou à celle de Nuruosmaniye d’Istanbul, le nom de famille de l’auteur est écrit sans point diacritique, الرــعى : ce qui peut dérouter un bibliothécaire, surtout si l’auteur en question n’est pas connu. Dans ce cas de figure, plusieurs options s’offrent à l’éditeur, parmi lesquelles le choix de mettre un point ou plusieurs points diacritiques sur les différentes lettres du mot. Le choix de la forme « al-Rīghī » est sans doute celui d’un nom assez familier dans le Maghreb : ce patronyme est en effet associé aux personnes originaires de la région de la vallée du Rīġ ou Wādī Rīġ (واد ريغ), située dans l’actuelle Algérie. Toutefois, dans les écrits des contemporains de l’auteur, tel le jurisconsulte chafiite Ibn Ḥaǧar al-ʿAsqalānī25 (1372-1449), ainsi que dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale de Tunisie, il est bien précisé que l’auteur se nomme al-Rabaʿī al-Tūnisī:

Colophon du Tanwīr fī-l-tafsīr conservé à la Bibliothèque nationale de Tunisie. On y lit que l’auteur s’appelle : « Muḥammad b. Abī al-Qāsim b. ʿAbd al-Salām b. Aballah al-Rabaʿī, connu sous le nom d’Ibn Ǧamīl al-Tūnisī al-Mālikī ». Le nom « al-Rabaʿī,  الربعى» est encadré en rouge.

Le cas des lettres isolées

Le fait que le Tanwīr soit resté à l’état manuscrit et ait été peu consulté explique en partie les critiques émises par la postérité sur certains choix de traduction de Du Ryer. Nous allons démontrer dans ce qui suit l’importance que revêt la connaissance de ce tafsīr pour entrer dans le monde de Du Ryer.

Nous avons signalé plus haut que le commentaire d’al-Rāzī était l’un des plus développés et riches dans le domaine de l’exégèse coranique ; cet état de fait implique qu’il abrite pléthore d’interprétations sur les passages obscurs du texte sacré des musulmans. En se procurant l’abrégé du texte d’al-Rāzī, Du Ryer accède à un pan de commentaires qu’il ne pouvait trouver ailleurs. En outre, la possession de ce tafsīr constitue l’une des originalités de l’Alcoran de Mahomet, comme le démontre l’assurance dont Du Ryer fait montre dès la préface ; il annonce en effet son intention de traduire les lettres mystérieuses du Coran : une entreprise à laquelle peu de commentateurs musulmans ou de traducteurs se sont prêtés. Ainsi, s’adressant à son lecteur, l’orientaliste français prévient : Tu trouverras au commencement de quelques Chapitres des Lettres de l’Alphabet Arabe, que plusieurs personnes ne veulent pas expliquer ; ils ont peur de dire des choses qui ne soient pas agreables à leur faux Prophete : Le plus grand nombre de leurs Docteurs disent que ces Lettres sont les premières Lettres des noms de Dieu. Tu en trouveras l’explication dans cette version ; Tu seras estonné que ces absurditez ayent infecté la meilleure partie du Monde, & avoüeras que la connaissance de ce qui est contenu dans ce Livre, rendra cette Loy bien mesprisable. De tous les commentaires musulmans cités dans les gloses de Du Ryer, le seul qui aborde la question des lettres isolées d’une manière détaillée est le Tanwīr. Le texte sacré des musulmans comprend en effet vingt-neuf sourates débutant par des lettres de l’alphabet arabe, appelées fawātīḥ (« liminaires »), ou al-ḥurūf al-muqaṭṭaʿa (« lettres isolées »). Leur signification semble avoir échappé aux premiers commentateurs musulmans. Toutefois, des traditions attribuées au présumé fondateur de l’exégèse sunnite, Ibn ʿAbbās (m. en 686), en proposent des explications divergentes et souvent arbitraires26. Au XXe siècle, le linguiste et orientaliste français Régis Blachère présente ainsi la littérature musulmane sur ces lettres : Du côté musulman, en dehors d’un petit nombre de docteurs qui, voyant là un secret divin, se sont refusés à le violer, on a dépensé des trésors d’ingéniosité pour percer ce mystère. Sans hésitation, on considère ces sigles comme des abréviations. Les exégètes les plus prudents se bornent à y retrouver une ou plusieurs lettres entrant dans un appellatif divin. Ainsi A.L.R., H.M., ou N. seraient le sigle du nom ar-Rahmān « le Bienfaiteur ». D’autres, plus audacieux, proposent d’y voir l’abréviation de déclaration. Ainsi A.L.M.S. serait tiré de Anā llahou aʿlam wa-ufassilu, « Je suis Allāh : Je sais et J’expose » (…) Cela conduit à de telles aberrations que les gens sérieux se détournent de ces tentatives27.

Al-Bayḍāwī et les auteurs du Tafsīr al-Ğalālayn ont fait le choix de ne pas les interpréter et se contentent souvent de la formule Allāhu ʾaʿlam bi-murādihī (الله أعلم بمراده, « Dieu sait mieux le sens »). Et compte tenu de la place qu’occupent ces deux commentaires chez les traducteurs européens à partir du XVIIe siècle, ces lettres isolées du Coran seront soit omises soit rendues sous leur forme translittérée. Mais Du Ryer tient sa promesse et les rend en se référant essentiellement au Tanwīr fī-l-tafsīr.


Dans un souci de rigueur philologique, l’étude suivante se reportera pricipalement aux manuscrits consultés par Du Ryer, plus particulièrement à l’exemplaire du Tanwīr fī-l-tafsīr qu’il possédait. L’internaute pourra, s’il le souhaite, se référer à l’édition moderne du tafsīr d’al-Rāzī dans laquelle il trouvera certains choix exégétiques opérés par Du Ryer : choix tirés de sa lecture du Tanwīr. On veillera cependant à ne pas déconsidérer cet ouvrage pour la simple raison qu’il s’agit d’un abrégé. En effet, les auteurs des abrégés et de ce que l’on appelle al-ḥawāšī (الحواشي, « les gloses ») ont tendance à infléchir le contenu des textes qu’ils prennent pour base en un sens personnel, souvent d’après la doctrine à laquelle ils s’affilient. À tire d'exemple, un propos de l’auteur original peut être censuré, car celui qui compose l’abrégé ou la ḥāšiya (singulier de ḥawāšī) n’appartient pas à la même école théologique, comme c’est le cas entre al-Zamaḫšarī, de tendance mutazilite, et al-Bayḍāwī, d’obédience acharite. Par ailleurs, une rapide comparaison du Tanwīr avec le commentaire d’al-Rāzī nous permet de constater, en plus des interventions qu’al-Rabaʿī annonce dans sa préface, des divergences intéressantes : al-Rāzī glose et interprète les lettres isolées de la sourate x, quand l’auteur du Tanwīr les élude. Dans l’édition moderne du commentaire d’al-Rāzī et dans pratiquement toutes les traductions modernes du Coran, la sourate xlvii s’intitule « Muḥammad », mais cette même sourate est appelée al-qītāl (القتال, « le combat ») dans le Tanwīr : il y a là une différence de sens qui engage l’interprétation et la traduction du Coran. Et c’est d’ailleurs le titre « le combat » que Du Ryer, en tant que lecteur du Tanwīr, retient pour ses lecteurs du XVIIe siècle.

  • Alif Lām Mīm (الم)

Six sourates sont introduites par ces trois lettres, qui font l’objet de versets à part entière. Il s’agit des sourates ii, iii, xxix, xxx, xxxi et xxxii. L’auteur du Tanwīr rapporte le recensement effectué par al-Rāzī de tout ce qui a été glosé sur le sujet, et notamment des différentes explications attribuées à Ibn ʿAbbās. Parmi les thèses relatées figurent celles-ci : — Ces lettres sont les titres des sourates qui les contiennent.
— Elles font partie des noms de Dieu.
— Elles évoquent des noms connus. Ainsi, alif renverrait à Allāh (الله, Dieu) ; le lām à Gibrīl (جبريل, l’archange Gabriel) ; et le mīm à Muḥammad (محمد, le prophète Muḥammad).
— Elles sont les initiales d’attributs divins, et dans le cas de ces sourates, alif signifierait anā (أنا, Moi ou Je suis) ; le lām équivaudrait à Allāh (الله, Dieu) ; et le mīm indiquerait Aʿlam (أعلم, qui sait mieux). Ce qui donnerait : « Je suis Dieu, celui qui sait mieux », ou « Moi, Dieu le meilleur connaisseur »28.
Dans cette multitude d’interprétations, le choix de Du Ryer semble se porter sur la dernière : il décide de rendre constamment alif, lām, mīm par « Je suis Dieu tres-Sage ». Le terme « sage », qui correspond à ḥakīm (حكيم, sage) en arabe, pourrait suggérer que Du Ryer opte pour cette interprétation en se fondant notamment sur la dernière lettre de ce mot (le mīm dans ḥakīm), d’autant plus qu’il traduit souvent ḥakīm par « sage » ou « tres-sage » comme dans ii, 32 et 228. Le Trésor de la Langue Française nous indique toutefois qu’en parlant de Dieu, le terme « sage » « signifie qui possède la connaissance parfaite, le discernement parfait entre le bien et le mal ». Cette définition rapprocherait le choix de Du Ryer de l’interprétation « Je suis Dieu, celui qui sait mieux », émise par certains exégètes et citée par l’auteur du Tanwīr fī-l-tafsīr. Nous formulons donc l’hypothèse d’un choix exégétique du traducteur, fondé sur sa lecture de ce commentaire :

Extrait du commentaire de la sourate II, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr conservé à la Bibliothèque Nuruosmaniye d’Istanbul. Le passage sur lequel Du Ryer se serait fondé (أنا الله أعلم , Je suis Dieu, celui qui sait mieux ) est encadré en rouge. Nous avons utilisé le manuscrit de Nuruosmaniye car les sourates I, II, III et IV ne figurent pas dans l’exemplaire consulté par Du Ryer, celui qui est conservé à la BnF.
  • Alif Lām Mīm Ṣād (المص)

La sourate vii est la seule qui commence par ces quatre lettres, dont les trois premières sont identiques à celles évoquées dans le paragraphe précédent. Du Ryer traduit ces quatre lettres par « Je suis Dieu tres-Sage, tres-veritable ». Il reste cohérent avec les sourates ii, iii, xxix, xxx, xxxi et xxxii, dans lesquelles il rend alif, lām, mīm par « Je suis Dieu très-sage », et reprend la même traduction. Mais compte tenu du fait qu’une nouvelle lettre apparaît dans cette sourate, à savoir le ṣād (ص), Du Ryer lui attribue cette signification : « tres-veritable », qui semble renvoyer au terme arabe ṣādiq (صادق, « véritable » ou« véridique »). Cette interprétation ne figure pas dans les trois commentaires que Du Ryer cite dans sa traduction (le Tafsīr al-Ğalālayn, le Tafsīr d’al-Bayḍāwī et le Tanwīr fī-l-tafsīr d’al-Rabaʿī). Mais le Tanwīr propose quelques interprétations, dont celles-ci sont les plus notables :29 : alif et lām (ال) sont mises pour ’anā Allāh (أنا الله, je suis Dieu), le mīm pour ’ʾaʿlam (أعلم, qui sait le mieux); et ṣād pour ʾafṣil (أفصل, je distingue ou tranche entre le bien et le mal).
ṣād pour ʾuṣliḥ (أصلح, je réforme).
Al-Suyūṭī, dans son principal ouvrage de tafsīr, al-Durr manṯūr fī-l-tafsīr b-l-maṯ’ūr, rapporte que le traditionniste et contemporain des compagnons du Prophète al-Daḥḥāk (VIIe siècle) interprète ce verset par ʾanā Allāh al-ṣādiq (أنا الله الصادق, Je suis Dieu le Véridique)30: ce qui donne sens au choix de Du Ryer, et pourrait suggèrer que Du Ryer ne se limite pas aux ouvrages qu’il mentionne dans sa glose. Toutefois, l’hypothèse vers laquelle nous penchons est celle-ci : Du Ryer cherche à être cohérent dans son interprétation de ces lettres isolées. En effet, cette même lettre, le ṣād, fait partie de celles qui introduisent la sourate xix, où elle est mise par le Tanwīr pour ṣādiq (صادق, véridique) : c’est donc ce que Du Ryer reproduit ici.

Extrait de la fin de la sourate VI et du début de la sourate VII, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge.
  • Alif Lām Rāʾ (الر)

Ces trois lettres, bien qu’isolées, ne sont pas considérées comme un verset à part entière dans les cinq sourates qu’elles inaugurent, à savoir x, xi, xii, xiv et xv. Du Ryer les traduit à chaque fois par « Je suis Dieu misericordieux ». Cela suggère d’abord qu’il continue à comprendre alif et lām comme signifiant « Je suis Dieu ». En ce qui concerne la lettre rāʾ, il semble opter pour le terme arabe al-raḥmān (الرحمن, le miséricordieux). Le Tanwīr ne propose pas d’interprétation pour cette lettre dans cette sourate, mais l’abordera dans la sourate suivante en lui donnant la possible signification de al-raḥmān (الرحمن, le Miséricordieux) 31 , ce que Du Ryer semble suivre.

Extrait du début de la sourate X, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge. Comme nous le constatons, l’auteur ne propose pas ici d’interprétation pour ces trois lettres.
  •  Alif Lām Mīm Rāʾ (المر)

Ces quatre lettres isolées apparaissent uniquement dans la sourate xiii et sont comprises dans son premier verset. Dans le Tanwīr, une tradition attribuée à Ibn ʿAbbās expose quelques interprétations avancées pour expliquer ces lettres, parmi lesquelles figure la proposition suivante32 :  Alif, lām, mīm, ra’ sont mises pour ’anā Allāh al-malik al-rahmān (أنا الله الملك الرحمن, Je suis Dieu le Souverain et le Miséricordieux).  Du Ryer interprète cependant ces quatre lettres de la façon suivante : « Je suis le Dieu tres sage & misericordieux ». Le traducteur français cherche ici à être cohérent avec ses traductions précédentes, dans la mesure où toutes les lettres en question sont déjà apparues dans les dix premières sourates, où il leur fait correspondre un attribut divin. Par conséquent, il persiste à rendre alif lām mīm par « Je suis Dieu très sage » et rāʾ par « Miséricordieux » ; il suit ainsi le Tanwīr :

Extrait de la fin de la sourate XII et du début de la sourate XIII, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge.
  • Kāf Hāʾ Yāʾ ʿAyn Ṣād (كهيعص) 

Ces cinq lettres isolées constituent le premier verset de la sourate xix. Du Ryer les traduit de la manière suivante : « Dieu est remunerateur, conducteur (des gens de bien), liberal, sage, veritable ». Le Tanwīr nous rapporte deux traditions différentes attribués à Ibn ʿAbbās et à Anas b. Mālik33 : kāf est mise pour kāfī (كاف, suffisant), hāʾ pour hādī (هاد, guide), ʿayn pour ʿālim (عالم, savant), et le ṣād pour ṣādiq (صادق, véridique).
kāf pour karīm (كريم, généreux) ou kabīr (كبير, grand).
yāʾ pour muǧīr (مجير, sauveur ou protecteur) ou karīm (كريم, généreux).
L’interprétation de ses lettres par Du Ryer se décline comme suit :
« Remunerateur » pour la lettre kāf, ce qui correspond à karīm (كريم, généreux). « Conducteur » pour la lettre hāʾ, ce qui renvoie à hādī (هاد, guide). « Liberal » pour le yāʾ, lui donnant la signification de karīm (كريم, généreux) : en effet, selon le Trésor de la Langue Française, l’adjectif « libéral » signifie aussi « qui donne avec largesse ou qui manifeste de la générosité ». Le terme « sage » est donné pour ʿālim (عالم, savant) : selon le même Trésor de la Langue Française, parmi les sens que comprend le terme « sage » figure : « celui qui possède la connaissance, cherche le vrai et le bien; celui qui conforme sa vie à une doctrine morale. Synon. savant, philosophe ». Enfin, « véritable » est mis pour ṣād, qui se rapporte à ṣādiq (صادق, véridique). Du Ryer semble donc suivre le Tanwīr :

Extrait du début de la sourate XIX, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge
  • Ṭāʾ Hāʾ (طه) 

Du Ryer présente la sourate xx, qui débute avec un verset en deux lettres, de la façon suivante : Lecteur, les Mahometans ont intitulé ce Chapitre طه Tthé. Ce sont deux lettres de l’alphabet Arabe, à sçavoir ط Tt& هـ Hé ou ـه .. En ce lieu Tt signifie طوبا Thouba, c’est à dire Beatitude & ـه signifie هوه haoihé, c’est à dire l’Enfer. Voyez la glose & l’interpretation de Gelaldin & du Bedaoi. Ils ont intitulé ce Chapitre de la Beatitude & de l’Enfer. Les deux tafsīr-s auxquels renvoie l’auteur ne présentent pas l’explication annoncée. Il faut chercher encore du côté du Tanwīr pour trouver des propos qui vont dans le sens de notre traducteur. En effet, l’auteur du Tanwīr abrège les différentes propositions rapportées par al-Rāzī de la façon suivante34 : — « Le ṭāʾ signifie ṭūbā (طوبى), qui est un arbre du Paradis, et le hā’ (هـ) renvoie à hāwiya, c’est-à-dire l’Enfer ; c’est comme si cette dichotomie alternait entre Paradis et Enfer ».
— « selon Ǧaʿfar al-Ṣādiq, cinquième imam chez les chiites, le ṭāʾ évoque la pureté ou ṭahāra (طهارة) de la famille du Prophète, et le hāʾ exprime leur guidance ou hidāya (هداية) ».
Du Ryer s’est manifestement trompé sur les attributions, mais le sens qu’il donne à ces lettres est conforme à la version du Tanwīr :

Extrait de la fin de la sourate XIX et du début de la sourate XX, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge
  • Ṭāʾ Sīn Mīm (طسم)

Ces trois lettres apparaissent au début des sourates xxvi et xxviii, où elles constituent le premier verset. Elles sont interprétées par Du Ryer comme suit : « Dieu pur, qui entend, tres-sage ». Le traducteur choisit de rattacher ici la lettre ṭāʾ au terme arabe ṭāhir (طاهر, pur) ; la lettre sīn équivaut, chez l’auteur, au terme samīʿ (سميع, qui entend, ou « audient » selon Blachère) ; enfin le mīm signifie, toujours chez lui, ʾaʿlām (أعلم, très-sage). La version de Du Ryer diffère cette fois-ci des interprétations rapportées dans le Tanwīr. En effet, une seule interprétation est proposée dans cet ouvrage, selon laquelle le ṭāʾ signifie le battement des cœurs des vrais connaisseurs de Dieu, le sīn exprime la joie des admirateurs de Dieu et le mīm l’invocation de ceux qui sont en quête de l’amour divin :

Extrait de la fin de la sourate XXV et du début de la sourate XXVI, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge.

Toutefois, l’interprétation que propose Du Ryer pour ces lettres, à savoir « Dieu est tres-pur, il entend tout, il est tres-sage » coïncide avec ce que rapporte l’exégète andalou al-Qurṭubī. Ce dernier rapporte dans son tafsīr que parmi les explications émises sur ces deux lettres isolées figure la suivante : le ṭāʾ serait mis pour ṭāhir (طاهر, pur), le sīn pour samīʿ (سميع, qui entend, ou audient) et le mīm pour rahīm (رحيم, miséricordieux)35. Al-Qurṭubī va ici dans le même sens que Du Ryer pour les lettres ṭāʾ, sīn : ce qui renforce l’hypothèse selon laquelle que Du Ryer a consulté un abrégé de son tafsīr, composé par celui qu’il appelle « le Mokari », à savoir Abū ʿAbd Allāh al-Maqqarī (auteur présenté plus haut).

  • Ṭāʾ Sīn (طس)

Ces deux lettres sont le premier verset de la sourate xxvii. Etant donné qu’elles sont identiques à celles des sourates xxvi et xxviii, Du Ryer les rend de la même manière : « Dieu est tres-pur, il entend tout ». L’apport d’al-Qurṭubī et éventuellement d’al-Maqqarī se perçoit également ici.

  • Yāʾ Sīn (يس)

André Du Ryer donne une courte introduction à la sourate xxxvi, dans laquelle il expose la signification du titre de cette sourate, rarement traduit ; Il se propose de rendre ces deux lettres, mais prend soin de préparer son lecteur : Lecteur, les Mahometans ont intitulé ce Chapitre de deux lettres de l’alphabet Arabe يس is. Le Bedaoi dit que ي i, signifie  يا   ia, c’est à dire o, partícula vocativa ; & س s, est une abreviation qui ſignifie انسان  inſan, c’est à dire homme, & que l’Ange parlant à Mahomet commença ce Chapitre de cette façon O homme, je jure par l’Alcoran, &c. Voy Tefsir Kitab el tenoir. Du Ryer commence son propos en citant al-Bayḍāwī, mais renvoie finalement au Tanwīr. Son explication figure en effet dans les deux ouvrages. L’auteur du Tanwīr, à titre d’exemple, résume les différentes significations rapportées par al-Rāzī, parmi lesquelles on trouve ceci : Yāʾ sīn est la forme abrégée de yā ʾunaysīn, lequel est le diminutif yā insān (يا إنسان, O Homme) ; l’appel est adressé à Muḥammad :

Extrait de la fin de la sourate XXXV et du début de la sourate XXXVI, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge.
  •  Ṣād (ص)

Du Ryer traduit la lettre isolée qui compose le premier verset de la sourate xxxviii par « Je jure par l’Alcoran ». Mais avant de procéder de la sorte, il donne une brève explication de ce que cette lettre évoque chez les musulmans : Lecteur, Mahomet a intitulé ce Chapitre de la lette nommée en l’Alphabet Arabe ص  ssad, qui signifie en ce lieu صدق sidk, c’est à dire verité. Voy la Glose de Gelaldin, Kitab el Tenoir : Ils ont intitulé ce Chapitre de la Verité. Le tafsīr al-Galālayn suit une méthode unique pour toutes les lettres isolées : il ne les commente jamais. Nous nous reportons donc au Tanwīr, et c’est dans ce commentaire que nous trouvons nombre d’interprétations diverses, dont une se rapporte au choix de Du Ryer. Le points de vue suivant a retenu notre attention : — cette lettre signifie ṣādiq al-waʿd (صادق الوعد, fidèle à ses promesses), ou ṣadaqa al-rasūl (صدق الرسول, le prophète dit la vérité)36. L’explication de Du Ryer est conforme à cette dernière interprétation :

Extrait de la fin de la sourate XXXVII et du début de la sourate XXXVIII, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge.
  • Ḥāʾ Mīm (حم)

Ces lettres introduisent les sept sourates suivantes : xl, xli, xlii, xliii, xliv, xlv et xlvi. Du Ryer affirme qu’elles renvoient à la prudence et à la sagesse : « Dieu est prudent & sage ». Il semble attribuer à la lettre ḥāʾ la signification de ḥakīm (حكيم, sage), dont « prudent » est le synonyme, selon le dictionnaire. Pour le mīm, il le rend comme dans les autres sourates : cette lettre correspond toujours chez lui à ’aʿlam (أعلم, « sage » ou « tres-sage »). L’interprétation de ces deux lettres ne se trouve toutefois pas dans le Tanwīr. L’ouvrage qui présente une explication similaire à celle de Du Ryer sur la lettre ḥāʾ est le commentaire d’al-Qurṭubī. Cet exégète rapporte l’explication d’un érudit musulman appelé ʿAṭāʾ al-Ḫurāsānī, selon laquelle la lettre ḥā’ est l’initiale des attributs divins ḥakīm, ḥalīm et ḥannān (حكيم، حليم، حنان, sage, patient, tendre)37.

  •  Ḥāʾ Mīm, ʿAyn Sīn Qāf (حم عسق)

Ces lettres introduisent la sourate xlii, dont elles constituent les deux premiers versets. Du Ryer interprète ainsi ces lettres : « Dieu est Prudent, Sage, Magestueux, il entend tout, il est tout-Puissant ». Les deux premières lettres (ḥāʾ, mīm) sont déjà traduites dans les sourates xl, xli, xliii, xliv, xlv et xlvi ; la quatrième lettre sīn est également rendue en xxvi, xxviii et xlii. Il reste les troisème et quatrième lettres : le ʿayn et le qāf. Du Ryer semble rattacher la lettre ʿayn au terme arabe ʿaẓīm (عظيم،  majestueux, puissant, énorme) : la consultation des ouvrages dont il s’est inspiré ne nous a pas permis de trouver la source du traducteur français ; nous formulons donc l’hypothèse d’une inteprétation personnelle indépendante des tafsīr-s.  Quant à la lettre qāf, Du Ryer semble lui donner le sens de qādir (قادر, capable, puissant) : de tous les commentaires qu’il a pu consulter selon ses propres dires, c’est al-Qurṭubī, éventuellement à travers al-Maqqarī, qui rapporte l’interprétation la plus conforme à la traduction de Du Ryer de la lettre qāf. En effet chez l’exégète andalou, le qāf signifie al-qudra (القدرة, capacité, puissance), selon une tradition attribuée à Ibn ʿAbbās.

  • Qāf (ق)

La traduction de la sourate l commence par un liminaire dans lequel Du Ryer instruit son lecteur sur la signification de cette seule et unique lettre, qui constitue le premier verset : Mahomet a intitulé ce Chapitre de la lettre ق kaf de l’Alphabet Arabe qui signifie en ce lieu قضي الامر Kda el emer, c’est à dire la chose est jugée. Vois Gelaldin & Bedaoi, ils ont intitulé ce Chapitre du Jugement ou de la chose Jugée plusieurs Mahométans disent aussi que ق Kaf est une montagne qui entoure le monde, & Mahomet jure par cette montagne. L’interprétation que le traducteur donne ici de cette lettre est corroborée par un ouvrage autre que les deux cités. Il s’agit encore une fois du Tanwīr, où sont proposées des explications parmi lesquelles figurent effectivement celles que rapporte Du Ryer :

Extrait de la fin de la sourate XLIX et du début de la sourate L, dans le Tanwīr fī-l-tafsīr consulté par Du Ryer (BnF). Les propos de l’auteur sur les lettres isolées qui introduisent cette sourate sont encadrés en rouge.
  • Nūn (ن)

La dernière lettre isolée introduit la sourate lxviii. Du Ryer, fidèle à son engagement de traduire toutes ces lettres, explique ce que signifie ce verset dans un bref liminaire : Le Bedaoi intitule ce Chapitre de la lettre ن  noun, n, & dit que c’est à dire Baleine ou grand poisson ; Quelques autres Docteurs disent que ن noun, est le nom de l’ancre ou de la table, sur laquelle les Anges escrivent les commandemens de Dieu, les autres assurent qu’il signifie escritoire, mais une bonne partie des Docteurs Mahometans intitulent ce Chapitre de la Plume. Tout ce que le traducteur attribue à al-Bayḍāwī se trouve bel et bien dans ce dernier tafsīr, qui est effectivement l’un des rares commentaires à intituler cette sourate « nūn », au lieu de l’appellation habituelle al-qalam (القلم, la plume).

En guise de conclusion

De tout ce qui précède, on conclura que la traduction des lettres isolées est l’une des originalités de l’Alcoran de Mahomet. L’orientaliste français se fonde sur l’exégèse musulmane pour rendre ces lettres : attitude peu commune chez les traducteurs antérieurs, mais aussi postérieurs. Enfin, l’ouvrage intitulé al-Tanwīr, resté à l’état manuscrit, paraît indispensable pour comprendre la démarche de Du Ryer.

L’assurance dont le traducteur français fait montre, en l’espèce, dénote une certaine familiarité avec les outils auxquels il a recours, et ce en dépit de quelques attributions erronées ou obscures. Par ailleurs au XVIIIe siècle, l’orientaliste anglais George Sale, auteur d’une traduction du Coran publiée en 1734, critiquera sévèrement le travail de Du Ryer, tout en reconnaissant le mérite de l’Alcoran de Mahomet, à savoir les références de l’orientaliste français aux ouvrages de tafsīr-s : André du Ryer, qui fut consul de la nation française en Egypte, et maîtrisait relativement bien les langues turque et arabe, prit la peine de traduire le Coran dans sa propre langue. Mais sa traduction, bien qu’elle soit préférable à celle de Retenensis [Ketton]38, est loin d’en être une : on y retrouve des erreurs sur chaque page, en plus de fréquentes répétitions, d’omissions et d’additions : défauts qui ne sont pardonnables dans une telle œuvre. Et ce qui la rend encore plus incomplète, c’est le manque de notes pour expliquer un grand nombre de passages, dont certains sont difficiles, et d’autres impossibles à comprendre sans explications appropriées quand bien même elles ont été traduites avec tant d’exactitude : ce dont l’auteur est si conscient qu’il renvoie souvent son lecteur aux commentateurs arabes39. Ces critiques s’inscrivent cependant dans une logique de compétition entre les traductions européennes du Coran, dont les plus récentes « trouvent leur justification philologique et éditoriale dans la polémique autour de la qualité des traductions précédentes »40. La réputation de l’Alcoran de Mahomet auprès du lectorat européen a cependant fini par s’en trouver entachée : il faudra attendre le XXIe siècle pour que la riche étude de Hamilton et Richard réhabilite Du Ryer et mette en évidence son rôle de vulgarisateur européen de sources exégétiques musulmanes.

Pour en savoir plus

al-ʾAḫtarī (Muṣliḥ al-Dīn), al-Ahtari kabir, Fribourg-en-Brisgau, Kaiserl-Druckerei, 1840.

al-ʿAsqalānī (Aḥmad b. Ḥaǧar), al-Durar al-kāmina fī aʿyān al-mi’a al-ṯāmina, Hayderbad, Maǧlis Da’ira al-Maʿārif al-ʿUṯmāniyya, vol. 1, 1972.

al-Qurṭubī (Muḥammad b. Aḥmad), al-Ǧāmiʿ li-aḥkām al-qurʾān, Le Caire, Dār al-Kutub al-ʿilmiyya, vol. 13, 1964.

al-Rabaʿī (Muḥammad b. Abī al-Qāsim), al-Tanwīr fī-l-tafsīr, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. arabe 615.

al-Suyūṭī (Ǧalāl al-Dīn), al-Durr manṯūr fī-l-tafsīr b-l-ma’ṯūr, Beyrouth, Dar El Fikr for Printing publishing and distribution, vol. 3, 2011.

al-Tilimsānī al-Maqqarī (Aḥmad b. Muḥammad), Nafḥ al-ṭīb min ġuṣn al-andulus al-raṭīb, Beyrouth, Dār Ṣādir, vol. 7, 1968.

al-Tilimsānī (Muḥammad b. Aḥmad al-Ḥusaynī), Miftāḥ al-wuṣūl ilā binā’ al-furūʿ ʿala-l-’uṣūl, Beyrouth, Mu’assasa al-Rayyān, 1998, [en ligne] (voir p. 102-103 pour la biographie du Maqqarī que nous pensons être le "Mokari" de Du Ryer).


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Shalem (Avinoam), Constructing the Image of Muhammad in Europe, Berlin, Walter de Gruyter, 2013.

  • 1 « Du Ryer also did something which would seem in flagrant contradiction to his apparent ignorance of Islam: in his edition of the Quran he used strictly Islamic sources to elucidate points of obscurity. He could thus claim to be among the first westerners to popularize the traditional Quranic commentaries, the tafsīr » (Alastair Hamilton et Francis Richard, André Du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth-Century France, Londres, The Arcadian Library, 2004, p. 96).
  • 2 Thomas E. Burman, Reading the Qur’an in Latin Christendom, 1140-1560, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2009, p. 36-59.
    Olivier Hanne, L’Alcoran : Comment l’Europe a découvert le Coran, Paris, Belin, 2019, p. 346.
  • 3 Alexander Bevilacqua, The Republic of Arabic Letters: Islam and the European Enlightenment, Cambridge, Massachusetts ; Londres, The Belknap Press, 2018, p. 53.
  • 4 Le chafiisme est l’une des quatre écoles juridiques du sunnisme. Elle doit son nom à son fondateur, le théologien et traditionniste Muḥammad b. Isḥāq al-Šāfiʿī (767-820). La méthode de cette école consiste à valoriser la Sunna comme source de droit, à donner la priorité au consensus communautaire et à écarter l’opinion personnelle pour privilégier l’avis des savants. Les sunnites adeptes de cette école se trouvent principalement dans les pays suivants : Egypte, Yémen, Koweït, Indonésie, Malaisie, Philippines et Thaïlande.
  • 5 A. Hamilton et F. Richard, André Du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth-Century France, op. cit., p. 96.
  • 6 A. Hamilton et F. Richard, André Du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth-Century France, op. cit., p. 96.
  • 7 İz Fahīr, « Bāḳī », Encyclopédie de l’islam, Leyde, Brill, 2010. version en ligne, (consulté le 10 janvier 2020).
  • 8 Hamilton et F. Richard, André Du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth-Century France, op. cit., p. 96.
  • 9 Dans son plus célèbre livre sur l’histoire de l’Andalousie, le Nafḥ al-ṭīb, le mot ’Aʿrāf est cité dans un passage qu’al-Maqqarī attribue à un certain Abū Ǧaʿfar al-Tanǧālī. (Aḥmad Al-Maqqarīal Tilimsānī, Nafḥ al-ṭīb min ġuṣn al-andulus al-raṭīb, Dār Ṣādir, Beyrouth, 1968, vol. 7, p. 335).
  • 10 Le Malikisme est l’une des quatre écoles juridiques sunnites. Fondé par Mālik b. Anas (711-795), cette école cherche à intégrer à la jurisprudence les coutumes médinoises du temps du Prophète, et applique le même procédé aux coutumes locales des pays où elle est installée : favorisant ainsi le consensus et la recherche de l’intérêt général. On trouve particulièrement des adeptes de cette école dans les pays du Maghreb, en Afrique de l’Ouest, aux Emirats, en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis.
  • 11 Muḥammad b. ʿAlī al-Ḥusaynī al-Tilimisānī, Miftāḥ al-wuṣūl ilā binā’ al-furūʿ ʿalal ’uṣūl, Mu’assasa al-Rayyān, Beyrouth, Muḥammad ’Ali Firkūs, 1998, p. 102-103.
  • 12 Les deux titres diffèrent sur le dernier mot. Le titre du tafsīr attribué à al-Maqqarī se termine par al-qurʾān et l’ouvrage d’al-Qurṭubī par al-furqān ; mais ce dernier terme est l’une des appellations du Coran.
  • 13 Le hanafisme est l’une des quatre écoles juridiques sunnites. Elle est fondée par Nuʿmān b. Thābit (699-767), plus connu sous le nom Abū Ḥanīfa. Le hanafisme adopte une méthode qui laisse une marge de manoeuvre interprétative des textes en tenant en compte de la liberté d’opinion et du jugement personnel. Cette école est présente principalement dans les pays suivants : Turquie, Inde, Pakistan, Afghanistan et Chine.
  • 14 Hassan Ansari, Sabine Schmidtke, Studies in Medieval Islamic Intellectual TraditionsISD LLC, 2017, p. 389.
  • 15 M. al-din M. ibn S. al-’Ahtari, ’Ahtari kabir, Fribourg-en-Brisgau, Kaiserl-Druckerei, 1840.
  • 16 Fondé par Abū al-Ḥasan al-Ašʿarī (874-936) et développé par Abū Ḥāmid al-Gazālī (1058-1111), l’acharisme est l’école théologique majoritaire dans le sunnisme (à distinguer des écoles juridiques). Né dans un contexte de polémiques avec d’autres courants théologiques, les acharites croient à la nature incréée du Coran et à son caractère connaturel avec Dieu : le Coran est donc intemporel et ses prescriptions valables dans le temps et dans l’espace. Ils affirment également la possibilité de voir Dieu au Paradis, en opposition aux mutazilites, autre courant théologique ultra-minoritaire aujourd’hui, qui soutiennent que voir Dieu impliquerait qu’il dispose d’un corps et soit limité : ce qui est impensable pour Dieu. Les acharites admettent par ailleurs que Dieu crée le bien et le mal mais accorde à l’homme le libre-arbitre de choisir entre les deux, et refusent le dogme mutazilite selon lequel le principe de la justice divine exclut que Dieu puisse créer le mal : l’être humain est donc totalement libre et responsable de tout ce qui lui arrive. Le dogme acharite a été très tôt adopté par des adeptes des quatre écoles juridiques sunnites : à peu près tous les malikites et les chafiites ainsi qu’une une partie des hanbalites et des hanafites. De nos jours, à l’exception de l’Université de Médine, l’écrasante majorité des institutions sunnites orthodoxes comme l’Université d’Al-Azhar se revendique de l’acharisme. Pour en savoir plus, lire les articles de Montgomery Watt sur Abū Ḥasan al-Ašʿarī et le Ashaʿariya dans Encyclopédie de l’Islam.
  • 17 Le mutazilisme est un courant rationaliste de l’islam né au milieu du VIIIe siècle dont les thèses sur le caractère crée et incréé du Coran l’opposent aux autres écoles théologiques. Il fut hégémonique pendant le règne du calife abbasside al-Ma’mūn (813-833) avant d’être supplanté par les autres écoles.
  • 18 F. Esack, Coran, mode d’emploi, Albin Michel, p. 193.
  • 19 Id.
  • 20 Ibid., p. 199.
  • 21 Anwār al-tanzīl wa-asrār al-taʾwīl, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. arabe 631, f. 2 v°.
  • 22 A.Hamilton et F. Richard, André Du Ryer and Oriental Studies in Seventeenth-Century France, op. cit., p. 97.
  • 23 Muḥammad b. Rizq Al-Tarhūnī, Kitāb al-tafsīr wa-l-mufassirūn fî garb ifrīqiya, Dār al-Gawzī, Le Caire, 2005, vol. 1, p. 332.
  • 24 Muḥammad b. Abī al-Qāsim al-Rabaʿī, al-Tanwīr fī-l-tafsīr, Istanbul, Bibliothèque Nuruosmaniye, ms. 449/597, f. 2 v°.
  • 25 Il s’agit d’un livre sur la biographie de tous les oulémas musulmans du premier siècle de l’hégire jusqu’au huitième : celui de l’Ibn Ḥaǧar (Aḥmad b. Ḥaǧar Al-ʿAsqalānī, Al-Durar al-kāmina fī aʿyān al-mi’a al-ṯāmina, Maǧlis Da’ira al-Maʿārif al-ʿUṯmāniyya, Hayderbad, 1972, vol. 1, p. 208).
  • 26 Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Lafont, 2007, p. 479.
  • 27 R. Blachère, Introduction au Coran, Paris, Maisonneuve & Larose, 2002, p. 146.
  • 28 Nous divergeons partiellement sur ce point avec l’explication qui en est donnée par Asmaa Aoujil dans sa thèse. (Asmaa Aoujil, Le Coran en français : André Du Ryer (1580-1672), premier traducteur (1647), thesis, Montpellier 3, 2018, p. 214‑215).
  • 29 Al-rabaʿī al-Tūnisī, al-Tanwīr fī-l-tafsīr, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. arabe 615, f. 19 r°.
  • 30 Ǧalāl al-Dīn al-Suyūṭī, al-Durr manṯūr fī-l-tafsīr b-l-ma’ṯūr, Beyrouth, Dar El Fikr for Printing publishing and distribution, 2011, vol. 3, p. 413.
  • 31 Al-Rabaʿī al-Tūnisī, al-Tanwīr fī-l-tafsīr, Paris, Bibliothèque Nationale de France, ms. arabe 615, f. 95 r°.
  • 32 Ibid., f. 150 v°.
  • 33 Ibid., f. 2 v°.
  • 34 Al-Rabaʿī al-Tūnisī, al-Tanwīr fī-l-tafsīr, Paris, Bibliothèque Nationale de France, ms. arabe 616, f. 20 v°.
  • 35 Abū ʿAbd Allāh Muḥammad Al-Qurṭubī, al-Gāmiʿ li-ahkām al-qurʾān, Dār al-Kutub al-ʿilmiyya, Le Caire, 1964, vol. 13, p. 89.
  • 36 Ibid., f. 71 r°.
  • 37 Abū ʿAbd Allāh Muḥammad al-Qurṭubī, Al-Ǧāmiʿ li-aḥkām al-qurʾān, op. cit., p. 289.
  • 38 Retenensis est un des noms attribué à Robert de Ketton.
  • 39 Andrew du Ryer, who had been consul of the French nation in Egypt, and was tolerably skilled in the Turkish and Arabic languages, took the pains to translate the Korân into his own tongue: but his performance, though it be beyond comparison preferable to that of Retenensis, is far from being a just translation; there being mistakes in every page, besides frequent transpositions, omissions, and additions, faults unpardonable in a work of this nature.And what renders it still more incomplete is, the want of Notes to explain a vast number of passages, some of which are difficult, and others impossible to be understood, without proper explications, were they translated ever so exactly; which the author is so sensible of that he often refers his reader to the Arabic commentators »  (George Sale, Koran, J. Wilcox at Virgil’s, London, 1734, p. 6).
  • 40 P. M. Tommasino, « Lire et traduire le Coran dans le Grand-duché de Toscane », op. cit., p. 462.