L’Alcorani textus universus de Ludovico Marracci (1698)

Federico Stella

L’Alcorani textus universus de Ludovico Marracci (1612-1700) paraît en 1698 à Padoue. De toutes les traductions complètes du Coran en latin qui nous soient parvenues, c’est la seule qui présente aussi le texte arabe vocalisé. Dans le contexte occidental, cet ouvrage peut d’ailleurs être considéré comme la première traduction moderne du livre saint de l’islam. Il a eu une influence considérable sur les traductions ultérieures et les études orientales dans l’Europe catholique et réformée.

Le livre est divisé en deux volumes : un Prodromus ad refutationem Alcorani, « Prodrome à la réfutation du Coran », publié à Rome par la Propaganda Fide en 1691 puis réimprimé à Padoue en 1698 ; une Refutatio Alcorani, « Réfutation du Coran », publiée à Padoue en 1698, en même temps que la deuxième édition du Prodromus. Dans le second volume, Marracci inclut le texte arabe du Coran et sa traduction latine, ainsi que des annotations et des réfutations. Afin d’acquérir une connaissance plus exhaustive du texte coranique, il a recours à d’autres sources islamiques, comme les commentaires d’Ibn Abī Zamanīn, al-Maḥāllī, al-Suyūṭī, al-Bayḍāwī, al-Zamaḫšarī et al-Ṯaʿlabī.

Aux yeux des spécialistes, l’Alcorani textus universus de Marracci est la plus remarquable traduction du Coran produite au début de l’ère moderne européenne. Aucune autre traduction du texte coranique n’a atteint une telle précision philologique, et personne n’a fondé son travail sur une collection aussi large de commentaires islamiques. De toute évidence, l’objectif principal est polémique : Marracci est fermement convaincu d’élaborer un outil qui aidera les intellectuels chrétiens à réfuter les doctrines islamiques. Mais en dépit de ce clair objectif, l’Alcorani textus universus marque un jalon important pour les orientalistes chrétiens et européens du siècle suivant. Il est largement cité jusqu’au milieu du XIXe siècle au moins.

La vie et l’œuvre de Ludovico Marracci

Ludovico Marracci est né à Torcigliano di Camaiore, près de Lucca en Toscane, le 6 octobre 1612. Après avoir rejoint l’ordre des Clercs réguliers de la Mère de Dieu (« Chierici Regolari della Madre di Dio ») en 1627, il se rend à Rome en 1629. Il y fréquente le Collège de Santa Maria in Campitelli, où il étudie la philosophie et la théologie, ainsi que plusieurs langues (le grec, le syriaque et l’hébreu) jusqu’en 1638. Pendant ces années, il étudie également l’arabe, qu’il apprend en autodidacte. De son propre aveu, Marracci entre accidentellement en contact avec la langue arabe, alors qu’il trouve un papier écrit dans cette langue à l’intérieur d’un livre qu’il est en train d’étudier : cette écriture inconnue le laisse perplexe et il cherche à l’élucider ; c’est un prêtre maronite qui lui dit qu’il a affaire à de l’arabe. Fasciné par cette découverte, Marracci apprend d’abord par lui-même, puis est aidé par les chrétiens orientaux de Rome pour la prononciation.

Après un court séjour à Lucques, où il enseigne la grammaire et la rhétorique, il retourne à Rome en 1645. Il y occupe divers postes au sein de la Curie, pour la Congrégation des Indulgences et des Reliques, la Congrégation de l’Index, la Congrégation du Saint-Office et la Congrégation pour la Propagation de la Foi parmi les Peuples, De Propaganda Fide, dont le pape Innocent X (1644-1655) lui demande de coordonner la commission chargée de la traduction de la Bible en arabe, ou Biblia Sacra Arabica, publiée en 1671-1673. De 1656 à 1699, il est professeur de langue arabe à l’Université de Rome, La Sapienza. Il est aussi le confesseur du pape Innocent XI (1676-1689), sur lequel il écrit d’ailleurs une biographie restée inédite.

Parmi ses travaux les plus significatifs, on évoquera sa biographie de Giovanni Leonardi, le fondateur de l’ordre des Clercs réguliers de la Mère de Dieu ; une édition arabe de l’Officium beatissimæ Virginis ; son travail en tant que membre de la commission pontificale chargée d’étudier les faux Livres de plomb de Grenade ; et enfin, la traduction des versets figurant sur un drapeau ottoman capturé lors du siège de Vienne, en 1683.

Ludovico Marracci meurt à Rome le 8 février 1700, deux ans seulement après la publication de l’Alcorani textus universus.

Catholicisme et études sur l’islam

Au cours du XVIIe siècle, un certain nombre de catholiques romains sont très impliqués dans l’étude de l’Islam et des langues orientales (arabe, turc, persan, hébreu, syriaque…) Un précurseur de cette tendance est Giovanni Battista Raimondi (1536-1614), qui, financé par la famille Médicis, fonde à Rome la Typographia Medicea (1584-1614), atelier d’imprimerie engagé dans le projet de publication de la Bible polyglotte. Le pape Paul V (1605-1621) joue un rôle clé dans l’émergence et le développement de cet orientalisme romain : en 1610, il rend obligatoire l'étude des langues orientales dans tous les ordres religieux réguliers.

Un autre facteur crucial pour le développement de l’activité missionnaire et pour l’épanouissement de l’orientalisme romain est la fondation de la Propaganda Fide par Grégoire XV, en 1622. En 1626 est créé le Collegio Urbano, qui constitue le séminaire de cette congrégation : les prêtres y sont instruits et éduqués à des fins missionnaires.

Vers la fin de sa vie, Raimondi se rapproche de l’ordre des Clercs réguliers mineurs, également appelés « Caracciolini », auquel appartient aussi Filippo Guadagnoli (1596-1656). Guadagnoli fait paraître en 1631 un traité polémique, l’Apologia pro christiana religione, écrit en latin et en arabe à des fins missionnaires. Marracci travaille avec lui au sein de la commission chargée de traduire la Bible en arabe jusqu’en 1649, date à laquelle l’ajout d’un chapitre supplémentaire dans la nouvelle version du livre de Guadagnoli attire l’attention du Saint-Office et de la Propaganda Fide, qui finissent par interdire la publication de cet ouvrage.

Outre ces personnes et ces institutions, d’autres activités, d’autres savants et d’autres ordres religieux sont également engagés dans les études orientales. On mentionnera notamment l’école des Franciscains réformés de San Pietro in Montorio, fondée en 1622, et l’école de l’ordre des Carmes déchaussés de Santa Maria della Vittoria, fondée en 1626. La même année, en 1626, est également fondée l’imprimerie de la Propaganda Fide, à l’initiative ou avec la collaboration de certains franciscains comme Tommaso Obicini da Novara et Domenico Germano de Silesia.

La présence des maronites, un groupe de chrétiens orientaux arabophones installés à Rome depuis la fondation du Collège maronite par Grégoire XIII en 1580, revêt elle aussi une grande importance pour l’étude des langues orientales et le développement des activités missionnaires à Rome. Abraham Ecchellensis (Ibrahim al-Haqillani) est l’un des principaux savants du XVIIe siècle à avoir étudié dans ce collège ; engagé dans la traduction arabe de la Bible, il quitte Rome en 1645, l’année même où Marracci y revient.

Marracci est en contact et travaille avec certains de ces orientalistes. Guadagnoli a ainsi remplacé Ecchellensis en 1640 à la chaire de langue arabe de La Sapienza : Marracci lui succède en 1656 et occupe cette chaire jusqu’en 1699, un an avant de mourir. En tant que membre de la commission pontificale chargée d’étudier les faux Livres de plomb de Grenade, livres découverts dans le Sacromonte en 1595 et apportés à Rome en 1645, il travaille en outre avec les jésuites Athanasius Kircher et Giambattista Giattini, avec les franciscains Bartolomeo da Pettorano et Antonio dall’Aquila, auteur d’un livre de grammaire arabe, et avec Guadagnoli, de nouveau. En tant que membre de la commission pour la traduction en arabe de la Bible, il collabore avec Ecchellensis, Guadagnoli, Kircher, Giattina ; avec le capucin Brice de Rennes ; avec le carme Célestin de Sainte-Ludwina, frère de Jacob Golius et traducteur en arabe des Annales Ecclesiastici de Cesare Baronio ; avec dall’Aquila et Sergio Risi, évêque maronite de Damas. Ces relations montrent qu’il existe un véritable réseau d’orientalistes catholiques travaillant à Rome, réseau dont Marracci devient rapidement un membre éminent.

Marracci est également en contact avec le cardinal Gregorio Barbarigo, évêque de Padoue, promoteur et fondateur d’un cours de langues orientales ouvert dans le séminaire de cette ville, où la langue arabe est enseignée à partir de 1680. L’archevêque de Mardin Timoteo Agnellini est un des plus éminents savants qui travaillent au sein de ce séminaire ; il enseigne les langues arabes et coopère avec l’imprimerie de Padoue pour l’impression de livres orientaux.

L’histoire éditoriale

Publier et traduire le Coran dans la seconde moitié du XVIIe siècle n’est pas une tâche facile. En effet, malgré l’intérêt que présentent les langues orientales pour les missions et la polémique religieuse, la publication et la traduction du texte coranique sont interdites sous le pontificat d’Alexandre VII (1655-1667). Cette situation change sous le pontificat d’Innocent XI : l’empereur Léopold Ier a vaincu les Ottomans lors du siège de Vienne en 1683, le pape et le cardinal Gregorio Barbarigo soutiennent désormais le travail de Marracci.

Pourtant, l’Alcorani textus universus – en particulier la Refutatio Alcorani, qui comprend le texte arabe et la traduction latine – connaît une longue gestation. Des documents ayant appartenu à Marracci et conservés dans les archives romaines de l’ordre des Clercs réguliers de la Mère de Dieu permettent d’affirmer qu’il commence à travailler sur sa traduction à partir des années 1650. Cela signifie qu’il consacre plus de quarante ans au Coran et à la littérature islamique connexe. Ces mêmes manuscrits montrent comment Marracci retravaille ses écrits, se retraduisant et se corrigeant à plusieurs reprises.

Grâce à sa correspondance avec l’universitaire et bibliothécaire florentin Antonio Magliabechi, nous sommes mieux informés sur les étapes de son travail et sur ses tentatives de publication. Car Marracci est conscient des difficultés liées à la publication d’une réfutation et d’une traduction latines du Coran ; et, en même temps, il croit que son objectif peut être atteint s’il trouve des soutiens appropriés au sein du Vatican et parvient à se faire des relations à la Curie.

Cependant, le parcours menant à la parution de son chef-d’œuvre est parsemé d’obstacles. Dès 1674, Marracci déclare que son œuvre va être publiée car il est sûr que le Saint-Office approuvera cette publication, mais en 1677, il demande encore à la Propaganda Fide l’autorisation d’imprimer son œuvre contre les erreurs doctrinales islamiques, afin de défendre la religion chrétienne. Cette demande occasionne un curieux malentendu. Dans le document où Marracci la formule, la phrase « contro gli errori dei Mahomettani » (« contre les erreurs des musulmans ») devient « contro gli errori dei Mainotti », les Mainotti étant un groupe de Grecs catholiques vivant dans la péninsule italienne. La Propaganda Fide donne son approbation le 7 juillet 1677, mais en raison de cet étrange lapsus, Marracci obtient l’autorisation de publier un ouvrage… contre les catholiques Mainotti. Qu’il s’agisse de l’erreur volontaire d’un censeur malveillant ou d’un véritable quiproquo, la publication de l’ouvrage de Marracci s’en trouve suspendue.

D’autres erreurs sont commises par le Vatican, la Propaganda fide et la censure, et Marracci se heurte à de nouvelles objections en 1679, 1682 et 1684. Il les taxe de « frivolissime opposizioni », mais elles ont pour effet d’affecter négativement et défavorablement le pape Innocent XI. Malgré la patience dont Marracci tente de faire preuve face aux nombreux obstacles rencontrés, les retards bureaucratiques et l’opposition au sein de la Curie ralentissent et retardent la publication de son travail pendant des années. Même le soutien de plusieurs cardinaux ne l’empêche pas de se voir refuser l’approbation et la permission d’imprimer son œuvre : or, comme l’atteste une résolution inquisitoriale datée de 1684, cette œuvre a été soutenue. Dans ce document, l’entreprise de Marracci est présentée comme une tentative de réfuter l’ensemble du Coran en incluant le texte arabe divisé en parties, chaque partie étant suivie des interprétations des savants musulmans, lesquelles sont présentées comme « plus ridicules que le Coran lui-même ». À en juger par cette résolution inquisitoriale, Marracci se réclame d’Augustin d’Hippone et d’autres Pères de l’Église, qui ont cité des écrits d’hérétiques afin de réfuter leurs doctrines : le rédacteur de la résolution s’appuie sur cet argument pour demander que soit approuvé le travail de Marracci. Cependant, malgré cet avis favorable, malgré les comparaisons avec Augustin et les Pères de l’Église, le Saint-Office n’est pas convaincu et, le 30 août 1684, il refuse d’approuver la publication de la réfutation et de la traduction. Certes, le 3 octobre de la même année, la décision est cassée et Marracci obtient l’abrogation du jugement. Mais les obstacles et les retards ne cessent pas pour autant.

En 1688, Marracci indique à Magliabechi qu’il a décidé de ne publier que le Prodromus, sans la traduction latine du Coran. Cependant, l’imprimerie de la Propaganda Fide, qui possède les caractères arabes, refuse d’imprimer le texte en octobre 1688. Ce n’est qu’en juin 1689 qu’elle approuve cette impression. Le Prodromus finit par paraître à la fin de 1691, ce qui signifie qu’il est publié avant la traduction latine du Coran, pourtant antérieur par sa composition.

La publication même du Prodromus n’empêche pas Marracci de rencontrer de nouveaux obstacles. Un critique anonyme note ainsi que la traduction latine ne contribuera pas à la conversion des musulmans, mais qu’au contraire, elle incitera à la lecture d’un livre interdit. Évidemment, Marracci n’est pas d’accord. Il est convaincu qu’une traduction latine du Coran servira d’outil textuel essentiel aux intellectuels catholiques désireux de réfuter les doctrines islamiques. Conscient de l’échec auquel se sont heurtées les tentatives de conversion des musulmans et des chrétiens réformés, il croit nécessaire de faire appel à une connaissance plus exhaustive des sources.

Les lettres écrites par le cardinal Gregorio Barbarigo, qui joue un rôle crucial dans la publication de la Refutatio, et par Marracci lui-même nous informent que la traduction du Coran composée par ce dernier commence à être imprimée au printemps 1692. Elle est approuvée par deux membres des Clercs réguliers de la Mère de Dieu en 1695. Après de nombreuses tentatives et bien des combats, l’ouvrage voit enfin le jour à Padoue en 1698.

La genèse de l’édition imprimée de la Refutatio Alcorani

Sous le titre de Refutatio Alcorani sont contenus dans le deuxième volume de l’Alcorani textus universus le texte arabe du Coran, sa traduction latine, les notes critiques et la réfutation de Marracci.

La division du texte arabe utilisée dans l’édition imprimée n’est attestée dans aucune autre tradition islamique. Roberto Tottoli ayant récemment découvert des manuscrits de Marracci conservés dans les archives de l’ordre des Clercs réguliers de la Mère de Dieu, nous sommes en mesure de suivre pas à pas le processus de numérotation, mais aussi de composition de la traduction et de l’étude critique. En effet, ces manuscrits nous montrent que Marracci a modifié plusieurs fois la numérotation des versets dans le cours de sa traduction, jusqu’à ce que paraisse l’édition imprimée finale. Parti d’une division d’après le sens et la rime, il semble se rapprocher peu à peu de la division suivie dans la littérature exégétique musulmane.

Un indice pour déterminer de quel texte coranique il s’inspire pourrait se trouver dans une démarche qu’il accomplit le 20 juillet 1671, lorsqu’il demande à emprunter auprès de la Bibliothèque Vaticane un exemplaire du Coran avec des gloses et d’autres écrits islamiques, afin de les étudier : l’exemplaire en question est un Coran ottoman du XVIe siècle, dont la division des versets est suivie par Marracci dans certaines parties de sa traduction. Cependant, les divergences sur de nombreux passages ne permettent pas de prouver qu’il se soit effectivement appuyé sur cette copie.

Ce qui complique encore la question des sources utilisées par Marracci est le fait que l’édition imprimée par Théodore Bibliander de la traduction de Robert de Ketton (1543/1550), la traduction italienne publiée par Andrea Arrivabene (1547), ainsi que la traduction française d’André Du Ryer (1647), ne numérotent nullement les versets. De même, il est impossible que Marracci ait connaissance du texte arabe du Coran publié en 1694 par Adolf Hinckelmann, puisqu’il commence à travailler sur l’Alcorani textus universus bien des années auparavant. Il se peut en outre que l’imprimeur de Padoue ait également révisé et modifié la division des versets : de fait, Marracci déclare que le texte arabe imprimé n’est pas celui qu’il a utilisé pour traduire le Coran en latin, mais qu’il s’agit d’un texte incorporé par le typographe. Dans une publication posthume intitulée L’ebreo preso per le buone (1701), Marracci affirme que le typographe de Padoue a fait des erreurs dans l’impression de son œuvre : il considère que cet imprimeur a ruiné son travail.

En ce qui concerne le style latin, les manuscrits conservés à Rome permettent d’observer les révisions effectuées par Marracci dans le cours de sa traduction. Les plus anciens de ces manuscrits nous apprennent que, pour ses gloses comme pour sa première traduction, il se fonde essentiellement sur le Tafsīr al-Jalālayn d’al-Maḥāllī et d’al-Suyūṭī, même s’il fait figurer cette traduction dans les marges d’un commentaire d’Ibn Abī Zamanīn, premier ouvrage exégétique en arabe qu’il ait eu en sa possession. Peut-être, en raison de la difficulté d’avoir accès aux manuscrits conservés à la Bibliothèque Vaticane pendant de longues périodes, Marracci a-t-il d’abord utilisé ce commentaire d’Ibn Abī Zamanīn, qui aurait servi de point de départ à sa traduction. Il se serait ensuite rendu compte que le commentaire d’al-Suyūṭī, étant complet, est plus utile. Cela permet de supposer que la littérature exégétique est la principale source par laquelle Marracci accède au texte coranique : il conviendrait d’ailleurs de faire davantage la lumière sur le rôle joué par les maronites dans la circulation de cette littérature à Rome. Nous savons que Marracci a accès à certains des manuscrits qui ont appartenu au voyageur écossais catholique George Strachan : il lit et copie le Tafsīr al-Jalālayn que Strachan a donné aux Carmes déchaussés en 1621. Les Carmes apportent ce manuscrit dans leur monastère de Rome, où Marracci en prend connaissance et le copie, au plus tard le 1er juillet 1651.

Certains passages des manuscrits relatifs à la sourate xviii illustrent la manière dont Marracci a développé son travail de traducteur. Ainsi, dans les premières étapes attestées par ces documents, il suit exclusivement le Tafsīr al-Jalālayn en traduisant le mot problématique « al-Raqīm » (xviii, 9) comme s’il désignait la tablette sur laquelle sont inscrits les noms des Sept Dormants ; mais par la suite, il interprète ce mot d’après al-Bayḍāwī, al-Zamakhsharī et al-Tha’labī, qui l’ont tous compris comme désignant le chien des Dormants.

On a pu montrer que Marracci n’utilisait pas seulement les deux tafsīr.s courts d’Ibn Abī Zamanīn et de Jalālayn. Dans une longue note consacrée à l’identification d’al-Khiḍr (xviii, 65), note incluse dans les documents relevant de la deuxième étape de la première couche de sa traduction, il cite le ḥadīth d’al-Bukhārī tiré de Jalālayn, ainsi que d’autres commentaires exégétiques, dont l’origine n’est pas claire.

Toujours en ce qui concerne le travail de traduction, la version finale du manuscrit et l’édition imprimée signalent que Marracci a retraduit le Coran. Les deux dernières versions (le dernier manuscrit et l’édition imprimée) indiquent en outre qu’il a amélioré son style latin et acquis une connaissance approfondie de la littérature exégétique islamique. Il se fait ainsi plus concis et plus synthétique dans le texte et dans les gloses. Il comprend mieux le sens, et de façon moins littérale.

Il convient également de souligner que des préoccupations linguistiques expliquent parfois les révisions apportées par Marracci à sa traduction. Si, dans les premières versions manuscrites, il a l’habitude de se conformer à l’usage latin tel que fixé par les savants de son époque, à mesure qu’il progresse vers l’édition imprimée, il utilise un latin plus arabisé, c’est-à-dire une traduction non seulement axée sur le sens, mais aussi soucieuse de donner un aperçu linguistique sur la langue arabe. Marracci appelle cette technique de traduction « Arabismus latine personatus » (« de l’arabe déguisé en latin »). Reinhold Glei et Roberto Tottoli ont étudié cette arabisation de la langue latine dans la sourate xviii, « al-Kahf ». Selon ces deux chercheurs, en suivant le travail de Marracci depuis les manuscrits jusqu’à l’édition imprimée, on se rend compte qu’il imite les constructions arabes à l’aide de tournures latines inhabituelles. En xviii, 9, l’élatif « a’lamu » est ainsi traduit dans l’édition imprimée par « scientissimus est » (« il est très savant »), un calque qui rend le sens de façon claire, mais au moyen d’une tournure rare en latin, alors que les manuscrits présentent des traductions latines plus fluides et plus élégantes, « optime scit » et « optime novit ». En xviii, 21, la phrase « al-sā’ata lā rayba fī-hā » est d’abord traduite par « non esse dubitandum de hora » (« il n’y a pas de doute sur l’heure »), puis par « et quod Hora non est dubium de ea » (« et que l’heure il n’y a pas de doute sur elle ») : à mesure que la traduction se rapproche de la langue arabe, elle devient moins compréhensible en latin.

Structure et contenu du Prodromus

La structure du Prodromus est la suivante : une préface, quatre livres, puis un index pour chacun de ces livres. La préface consiste en un récit de la vie de Muḥammad fondé sur des sources musulmanes et en un exposé sur l’origine du Coran. Le premier livre est consacré à réfuter la doctrine islamique selon laquelle l’avènement de Muḥammad et de l’islam serait annoncé dans la Bible. Comme beaucoup d’autres textes de controverse chrétienne depuis le Moyen Âge, le deuxième livre déclare qu’aucun miracle ne confirme l’islam ni n’en fait une vraie religion : aucun miracle ou charisme prophétique ne saurait être attribué à Muḥammad. Le troisième livre est consacré à une approche comparative des doctrines chrétienne et musulmane : pour Marracci, cette comparaison permet de distinguer à la fois l’origine divine du christianisme et l’origine impie de la révélation islamique. Dans le quatrième livre, il tente de démontrer la supériorité du christianisme, surtout dans le domaine de la moralité, en réfutant de nombreux thèmes de la loi religieuse musulmane, en particulier au sujet du mariage : Marracci entreprend également une réfutation des cinq piliers de l’islam.

Outre les controverses classiques du Moyen Âge chrétien et l’édition imprimée par Théodore Bibliander, Marracci cite dans sa préface des auteurs catholiques de son époque, tels Filippo Guadagnoli, Bonaventura Malvasia, Giuseppe Martellino et Tirso González de Santalla. Ce dernier est le treizième supérieur général de la Compagnie de Jésus et l’auteur de la Manuductio ad conversionem Mahumetanorum (1687), une œuvre qui exerce une grande influence sur la controverse catholique moderne contre l’islam.

De façon générale, l’habitude de Marracci est d’engager le débat en notant que les musulmans partagent de nombreuses idées avec les chrétiens, puis de réfuter fermement les croyances islamiques : après l’ouverture concordiste, le vocabulaire se durcit ; son objectif principal reste toujours la réfutation de l’islam. De ce point de vue, son œuvre se situe dans le sillage de la controverse médiévale, qui polémiquait tout en tentant parfois une approche missionnaire. Mais en même temps, Marracci doit être considéré comme un catholique du début de l’ère moderne, bien conscient des problèmes politiques et militaires que pose l’Empire ottoman, ainsi que de la comparaison établie par la Réforme, et en particulier par Luther, entre le catholicisme et l’islam, comme pour présenter ces deux religions sous un jour défavorable.

Structure et contenu de la Refutatio Alcorani

La Refutatio Alcorani comprend vingt-six pages d’introduction, huit cent trente-huit pages de texte et neuf pages d’index. Sur la page de titre de la Refutatio, Marracci inclut une dédicace à l’empereur Léopold Ier (1658-1705), qui a combattu les Ottomans à Vienne. Les mots latins sont les suivants : « Sacræ Cæsareæ majestati Leopoldi I Magni Romanorum Imperatoris dicata » (« ouvrage dédié à la sacrée Majesté Césarienne de Léopold Ier, grand Empereur des Romains »). Cette dédicace est une demande du cardinal Gregorio Barbarigo à Marracci.

La Refutatio commence par les remerciements et par une introduction, dans laquelle Marracci évoque certaines de ses sources et les érudits chrétiens qui l’ont aidé à réfuter les doctrines islamiques : des érudits du Moyen Âge, mais aussi certains contemporains. Viennent ensuite le texte arabe et la traduction latine du Coran. Chaque sourate est introduite par le lieu d’origine de la révélation, La Mecque ou Médine, et par le nombre de versets dont elle est composée. Alors que pour les sourates les plus courtes, le texte arabe complet est suivi de la traduction latine intégrale, puis de notes critiques et de réfutations, pour les plus longues, les quatre éléments de l’ouvrage (texte, traduction, notes et réfutations) sont divisés en groupes afin de rendre chacune des parties plus lisible. Dans les notes critiques qui suivent la traduction latine, Marracci cite de nombreuses sources islamiques en arabe, ce qui l’aide à donner une lecture philologique précise du texte. Ces notes contiennent également des références à des sources juives et païennes, tandis que la Refutatio mentionne deux autres polémistes chrétiens qui ne sont pas cités dans la préface du Prodromus : Giovanni Lorenzo Lucchesini et Emmanuel Sanz, tous deux jésuites.

Malgré sa forte orientation polémique, l’ouvrage présente une transcription arabe fidèle de l’ensemble du Coran et une traduction latine arabisée. Il dépeint en outre les doctrines islamiques à partir d’un large éventail de textes exégétiques musulmans et avec une précision philologique sans précédent.

La réception de l’œuvre de Marracci

Pour la compréhension occidentale du Coran et de l’islam, il existe un avant et un après-Marracci. L’Alcorani textus universus marque un tournant dans les études orientales et, au siècle suivant, les savants occidentaux et chrétiens ne peuvent plus traiter des questions islamiques sans prendre en considération cet ouvrage. La traduction anglaise du Coran composée par George Sale sous le titre The Koran, Commonly Called the Alcoran of Mohammed (1734) prend ainsi pour sources principales Marracci et ses références aux commentaires islamiques.

Jusqu’au début du XIXe siècle, les travaux de Marracci ont une grande influence sur l’érudition en Europe du Nord et parmi les chrétiens réformés. En témoignent les écrits de savants allemands tels qu’Andreas Acoluthus et David Nerreter : le premier publie en 1701 la Tetrapla Alcoranica, un Coran quadrilingue qui rend hommage à la traduction de Marracci, tout en critiquant sa position théologique pour son manque de fermeté à l’égard de l’islam ; le second traduit en allemand la version latine de Marracci, sous le titre de Mahometanische Moschea (1703). La même influence se manifeste sur d’autres orientalistes allemands, tel Johann Gottfried Lakemacher dans ses Elementa linguæ arabicæ (1718), ou Christian Reineccius, qui publie une réécriture de la traduction latine de Marracci sous le titre Alcorani textus universusMohammedis filii Abdallae Pseudo-Prophetae Fides Islamitica, i.e. Al-Coranus (1721). De même, deux éminents érudits des Pays-Bas se réfèrent de façon substantielle à l’œuvre de Marracci : Adrian Reeland inclut de nombreuses citations du Prodromus et de la Refutatio dans sa deuxième édition du De religione mohammedica (1717) ; Emo Lucius Vriemoet, dans sa Grammaire arabe (1733), cite la littérature exégétique musulmane utilisée par le prêtre catholique.

Cependant, après que la traduction de Sale est publiée, le travail philologique de Marracci n’est pas épargné par la critique. Friederich Eberhard Boysen trouve sa traduction trop littérale et désapprouve sa tendance à changer certains mots arabes en latin. Lorsque le bibliste et orientaliste Johann David Michaelis compare les traductions de Marracci et de Sale, il note leurs similitudes, mais préfère la version du second en raison de sa beauté stylistique. Il n’aime pas la traduction latine de Marracci, qu’il juge grossière, et regrette l’inclusion d’extraits de commentaires coraniques dans le texte proprement dit. Lui-même publie une nouvelle version de la sourate ii dans la thèse de son élève Olaus Domay (1754), en se débarrassant des interruptions dues aux commentaires, dans un souci d’élégance.

Enfin, David Friedrich Megerlin réalise une traduction complète du Coran de l’arabe vers l’allemand sous le titre Die türkische Bibel, oder des Korans allererste teutsche Uebersetzung aus der Arabischen Urschrift selbst verfertiget (1772) : cette traduction suit de près celles de Marracci et de Sale. Un an plus tard, Friedrich Eberhard Boysen publie sa propre traduction, intitulée Der Koran, oder Das Gesetz für die Muselmänner, durch Mohammed den Sohn Abdall : elle se fonde sur l’utilisation du tafsīr par Marracci, dans sa Refutatio.

L’Alcorani textus universus continue à se répandre et à circuler dans toute l’Europe. La traduction française du Coran par Claude-Étienne Savary (1783) doit tant à Marracci que le diplomate et traducteur français Albert Kazimirski, au XIXe siècle, accuse son compatriote de plagier l’œuvre de l’orientaliste italien. De même, Der Kleine Koran, une traduction allemande en vers iambiques que fait paraître Johann Christian Wilhelm Augusti en 1798, est influencé par le travail du prêtre catholique. Quant à la version donnée en 1840 par Ludwig Ullman, elle bénéficie elle aussi des efforts de Marracci, et notamment de son recours à la littérature exégétique musulmane.

Des recherches futures apporteront peut-être plus de lumière sur la réception catholique de Marracci, tant en ce qui concerne les études orientales que la littérature polémique. Quoique cette réception-là ait été moins étudiée, il y a lieu de penser que les auteurs catholiques ont cité et utilisé le travail de Marracci au moins jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, peut-être même jusqu’au début du siècle suivant.

Pour en savoir plus

Les recherches qui ont conduit à ces résultats ont été financées par le Conseil européen de la recherche (ERC), dans le cadre du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (convention de subvention n° 810141, projet EuQu : « The European Qur’an. Les écritures islamiques dans la culture et la religion européennes 1115-1850 »).


Le texte que nous vous présentons a fait l’objet d’une saisie initiale par la société Word Pro, pour le latin, et par Mahfoud Kecili, pour l’arabe. Il a été vérifié par Mouhamadoul Khaly Wélé, pour l’arabe, et par Tristan Vigliano, pour le latin. Il a été parallélisé, c’est-à-dire entièrement renuméroté, par Tristan Vigliano : les chiffres entre crochets et en orange correspondent à la numérotation moderne, les chiffres sans crochets et en noir à celle de l’édition originale. L’encodage XML-TEI a été réalisé par Mouhamadoul Khaly Wélé. Pour de premières orientations bibliographiques, on consultera :


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D’abord écrite en anglais par son auteur, la présente notice a été traduite en français par Tristan Vigliano, avec la collaboration de Mouhammadoul Khaly Wélé.